Il y a quelques années, je vivais dans un habitat groupé, en Belgique, composé de plusieurs projets agricoles et de plusieurs familles. Nous étions dans un domaine de 68ha, au creux d'une vallée, entourés de bois, dans un cadre idyllique, propice à la rencontre avec de nombreuses espèces sauvages.
Malgré le passage du GR en plein milieu de la cour de la ferme, très peu de promeneurs. Nous avions interdit la chasse sur nos 68ha de terre, mais tout autour de notre domaine ça chassait bon train, principalement le sanglier et le chevreuil.
Un jour de printemps, des promeneurs arrivent la ferme avec dans les bras un bébé chevreuil d'à peine 2-3 jours. Incultes des lois de la nature, ces bonnes gens pensaient avoir sauvé le bébé suite à un abandon de sa mère, ils ignoraient donc que, chez le chevreuil, le petit ne suit pas la mère les premiers jours, restant "camouflé" pour sa sécurité, tandis qu'elle n'est pas loin. Les voilà bien embarrassés de n'avoir pas de lait pour nourrir le petit, et d'apprendre avoir commis un acte non seulement injustifié mais bien illégal.
Une stagiaire qui faisait son apprentissage à la chèvrerie se charge du chevreuil: elle commence par appeler parcs à gibier et associations, partout portes clauses et accusation "vous saviez qu'il est interdit de détenir du gibier?" "vous ne saviez pas que la mère allait revenir s'en occuper?"
En attendant, le biquet est là, affamé. Il refuse obstinément de se nourrir, il ne survivra pas 24h. C'est alors qu'un chien se prend de pitié pour le petit. Ce gros mâle entier de 40kg devient étrangement maternel avec lui, il le lèche, se couche contre lui, le stimule et finalement, le petit chevreuil accepte le biberon, grâce au chien.
La stagiaire en chèvrerie le nomme "Stylo". Stylo grandit dehors, dans un jardin, avec son papa chien, il prend le biberon pendant 2 mois puis commence à s'autonomiser pour sa recherche de nourriture. Au moment où il est assez grand pour passer les clôtures du jardin, la stagiaire le ramène à la ferme, dans le but de le réintroduire dans son milieu naturel, et parce que la ferme est un lieu "chasse interdite", espérant lui laisser ainsi plus de chance de survie.
Après son lâcher sur les terres de la ferme, nous voyons Stylo à la chèvrerie chaque jour, pendant quelques semaines. Il ne reçoit pas d'aliment et se débrouille. Ensuite, il disparaît, totalement. Nous étions tous inquiets lors de l'ouverture de la chasse. J'ai communiqué avec stylo pour lui expliquer les tenants et aboutissants de la chasse te lui indiquer que la ferme était un lieu "safe". Le chevreuil familier des humains et des chiens avait peu de chance à notre avis. Très rapidement, Stylo a compris le fonctionnement de la chasse, et il venait patienter quelques heures dans la cour de la ferme dès le début de chaque battue.
Un jour que je promène seule avec ma chienne, voilà que Stylo nous rejoint. Il cherche de l’interaction avec la chienne, qui est indifférente, et nous marchons à 3 pendant une bonne heure. Le phénomène se reproduit ensuite quotidiennement. Stylo revient ainsi dans la cour de la ferme et retrouve le chien qui l'avait éduqué. Ce chien lui apprend à jouer au football, puis Stylo m'accompagne lorsque j’emmène les enfants à vélo à l'école. Là, des enfants jouent avec un ballon, ce qui pousse le chevreuil à entrer dans la cour d'école, pour jouer au foot avec les enfants.
Le chevreuil devient rapidement la star du village. Dès que des promeneurs emmènent avec eux un chien, Stylo se présente et les accompagne dans la promenade...Petit à petit, le GR qui traverse la ferme accueille de plus en plus de monde, les familles remplacent jeu vidéo et séries télé pour des sorties en forêt, dans l'espoir d'être accompagnées par stylo. Certains, habitant depuis des années le village, n'avaient jamais découvert ces lieux de nature. Les gens arrivaient dans la ferme "vous n'avez pas vu stylo?"
Avec Stylo, j'avais mon petit rituel, il venait quotidiennement me retrouver devant mon logement, et nous faisions quelques pas ensemble. Jamais je n'ai pu le toucher, ce n'était pas autorisé de sa part, ni approprié, "la présence suffit" disait il.
Passé un an, il a commencé à s'affirmer comme mâle adulte, et les soucis ont débuté. En effet, avec l'apparition de ses premiers bois, il est devenu autoritaire avec les chiens de la ferme. Un mâle nouveau venu vivait comme une humiliation les attitudes provocatrices de Stylo.. ce qui devait arriver arriva: nous avons eu une visite de plusieurs personnes accompagnées de plusieurs chiens, mâles et femelles sur la ferme. C'était l'été, certaines femelles allaient venir en chaleur. Il y eut beaucoup de tension dans la meute fraichement créée, Stylo y était, le seul étranger. Naturellement, pour éviter de se battre entre eux, par un phénomène d'agressivité redirigée, tous les mâles de la meute se sont retournés sur Stylo, dans une rixe au cours de laquelle le chevreuil s'est éventré.
Il est allé se réfugier dans le potager, où j'ai eu une conversation décisive avec lui : souhaitait-il une intervention vétérinaire, impliquant anesthésie générale, chirurgie et traitements antibiotique? Sachant qu'il n'avait jamais été touché, ni enfermé? Ou souhaitait-il, selon sa condition d'animal sauvage, rester sans soins et mourir?
Stylo, les tripes suspendues sous son ventre, mangeait tranquillement, alerte pas une boiterie, il aurait pu se sauver, retourner dans les bois, a décidé de recevoir un intervention vétérinaire. Il a marché jusqu'à la chèvrerie, est entré dans le bâtiment et a accepté d'être tenu une fois sans sa vie: pour recevoir la piqûre d'anesthésie.
Contre l'avis vétérinaire, le chevreuil a survécu. Pendant sa phase de convalescence, il a passé un peu plus de temps avec nous, puis il a recommencé à partir. Il a gardé une très grosse cicatrice blanche sur le flan droit, et une boiterie. Nous avons eu une autre conversation "sérieuse".. il m'a dit "comme cela on va me reconnaître". "Je ne vais pas mourir tué par l'homme." " Je vais rencontrer d'autres gens".
Beaucoup de villageois s'étaient attachés à Stylo, ce qui a conduit les gens à entrer en contact avec les communautés de chasse locales, leur demandant de l'épargner. Les chasseurs locaux ont fini par le connaître, le reconnaître, et grâce à Stylo, un dialogue a pu s'instaurer entre différentes parties qui ne se seraient jamais adressé la parole, autour de la question de la chasse et sans tension. La grande crainte désormais des chasseurs locaux et des villageois était que Stylo migre vers d 'autres zones de chasse, où personne ne le reconnaîtrait.
Avec sa cicatrice et sa boiterie, il présentait désormais des signes distinctifs qui permettrait de le reconnaître au premier regard. Ainsi les chasseurs locaux ont envoyé son signalement aux autres communautés de chasse. Après cela, Stylo a effectivement changé de lieu de vie, nous ne l'avons plus revu à la ferme depuis. Mais nous avons reçu de ses nouvelles, entre autre par des gardes chasses, qui le voient de temps en temps. Sur la nouvelle commune où il s'est installé, il a provoqué les mêmes réactions, soulevé les mêmes questions.
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